La Création de l’homme (XIIe-XIIIe siècles), Italie, Sicile, cathédrale de Monreale.
Mosaïque après mosaïque se déroule la création du monde. Les eaux, la lumière, la séparation des eaux, la séparation entre la terre et les eaux, les luminaires, les oiseaux et poissons ; puis, sixième jour, l’homme. Nous sommes dans la Genèse, telle que les maîtres mosaïstes l’ont déployée avec somptuosité dans la nef de la cathédrale de Monreale, en Sicile. Une genèse dorée, comme toute l’histoire sainte, de la création aux prédications de Pierre et de Paul, qui se déroule à l’intérieur de cet éblouissant duomo. En cet apogée du règne normand sur la Sicile, où convergent de manière unique les influences arabe, romane et byzantine, le revêtement de mosaïques de la cathédrale était pour Guillaume II un moyen de chanter la gloire de Dieu tout autant que de rivaliser avec Byzance. Le panneau de la création de l’homme donne aussi à voir, au second plan, celle des animaux (au 5e jour), bestiaux, bestioles et bêtes sauvages » (Gn 1, 24). Des animaux d’Afrique, lion, lionne, dromadaire et même éléphant, s’y mêlent à un bétail plus commun en une digne procession. Presque souriants, ils émergent d’un bosquet d’arbres, au sommet de la colline qui forme la partie droite du panneau et dont la couleur rappelle l’« herbe verte » donnée en nourriture « à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie » (v. 30). Ainsi se voit célébrée cette création plurielle, tous « selon leur espèce ». Voici que tout cela sort des mains d’une seule Toute-Puissance et répond joyeusement à la voix d’un seul verbe créateur : “Kun !”, c’est-à-dire : “Sois !” » écrivait Christian de Chergé. Cette joie, l’artiste anonyme semble l’avoir exprimée dans les volutes et les courbes qui se répondent entre le manteau du Seigneur, les sphères de l’auréole de Dieu et de son siège, le sol, et les formes animales et végétales.
L’homme ressemblant
L’homme, par contraste, est unique. Destiné à dominer la création, à en être le gardien, il domine les bestiaux par ses proportions, mais il est bien, comme eux, une créature, que sa pâleur et sa position rapprochent des animaux, quand sa taille et son attitude l’en distinguent. La création d’Ève sera narrée plus loin dans l’édifice de Monreale : à ce stade, c’est Adam qui apparaît, seul face à son Créateur auquel il ressemble, en écho à la parole divine inscrite en haut de l’œuvre : Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). Nous sommes de sa descendance, expliquera saint Paul aux Athéniens (Ac 17, 28). La mosaïque manifeste cette parenté par la symétrie frappante des gestes : chacun tend la main droite, alors que les deux mains gauches suivent les mêmes lignes ; les pieds sont croisés comme en un miroir. Nu contre la terre, alors que Dieu est habillé et assis sur une sphère céleste, les cheveux plus courts que ceux du Père, et plus petit que lui, l’homme est représenté comme un semblable un peu différent – un peu moindre : créé à la ressemblance, en vérité, mais aussi en la dépendance de Dieu. La main droite du Père bénit ce fils adoptif, dont la propre main s’ouvre pour recevoir le don de la vie.
L’homme relié
L’élément le plus surprenant de la mosaïque est le rayon qui unit Dieu à l’homme, de joue à joue. Y aurait-il en Adam quelque chose de ce nourrisson que le Seigneur veut prendre tout contre sa joue (Os 11, 4) ? Un rayon similaire figure sur la mosaïque où Dieu agrée le sacrifice d’Abel : il va de la main de Dieu à l’agneau offert. Ici, il barre nettement tout l’espace, manifestant la force du lien entre l’homme et Dieu : le « lien », étymologie probable du mot « religion ». La deuxième inscription latine, en haut de la mosaïque, porte : Et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae : Et il répandit sur son visage un souffle de vie (Gn 2, 7, Bible de Sacy). Tirée du deuxième récit de la création de l’homme, elle modifie notre compréhension de ce rayon qui se révèle être le souffle du Père. L’image permet de représenter de manière concomitante le don de l’esprit vital et le mouvement dont s’anime Adam – et de mettre ainsi en valeur la performativité de la parole agissante de Dieu.
Le mouvement dominant de la scène n’est pas celui du cortège animalier, mais bien la motion par laquelle l’homme semble attiré par son Créateur. Le geste des mains, la flexion du torse d’Adam par opposition à la verticalité du Père, la fixité du regard mutuel, et la présence oblique du rayon suggèrent irrésistiblement qu’Adam est en train de se lever pour aller vers Dieu qui l’appelle, le crée. Si nous prolongeons, en imagination, ce mouvement, nous verrons Adam debout : établi en vis-à-vis de Dieu. Toujours plus petit, toujours dépendant, toujours relié, mais dans un face à face d’amour. À partir d’un seul homme, il a fait tous les peuples pour qu’ils habitent sur toute la surface de la terre, fixant les moments de leur histoire et les limites de leur habitat ; Dieu les a faits pour qu’ils le cherchent et, si possible, l’atteignent et le trouvent, lui qui, en fait, n’est pas loin de chacun de nous (Ac 17, 26-27). La ressemblance divine de l’homme prend alors un sens nouveau : créés semblables à Dieu, nous sommes aussi destinés à lui ressembler toujours plus jusqu’au jour où nous le verrons face à face.
Delphine Mouquin
Agrégée et docteure en lettres modernes.
La Création de l’homme, mosaïque du XII-XIIIe s., Monreale (Sicile), cathédrale Santa Maria Nuova. © Ghigo Roli / Bridgeman Images.
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