La Visitation (vers 1895)
Peintre symboliste de la fin du XIXe siècle, Odilon Redon a d’abord créé un univers étrange, marqué par des sujets d’imagination monochromes appelés ses « Noirs ». Dessinateur, peintre, lithographe, décorateur et musicien, poète et écrivain, il cherche à substituer le rêve à la réalité, en composant une iconographie à la limite du fantastique. Bientôt lassé par cet « enfer spiralant du Noir », il éprouve, vers 1890, le besoin de la lumière et monte vers la couleur « comme vers un paradis », utilisant le pastel et la peinture. Il est bientôt reconnu comme maître de la couleur : « J’ai épousé la couleur », a-t-il écrit. Ce changement se retrouve aussi dans les thèmes qu’il traite où la vie et la lumière triomphent de l’ombre dans des toiles aux tons intenses. Nourri des chants sacrés de son adolescence qui lui révèlent « un absolu réel, le contact même de l’au-delà », il met dans sa peinture « la logique du visible au service de l’invisible » (Odilon Redon, Confidence d’artiste. Janvier 1913, 1894).
Un duo de femmes
La Visitation du musée d’Orsay appartient à cette période. Elle représente un duo de femmes, sujet assez fréquents dans l’œuvre de Redon. Deux profils aux yeux clos, les cheveux de la plus âgée cachés par un voile. D’autres pastels de même composition intitulés Entretien mystique ou Conversation mystique forment avec La Visitation une série construite autour du thème de la rencontre et du dialogue. Le récit de la Visitation (Lc 1, 36-56) narre le moment où Marie, enceinte par l’opération du Saint-Esprit, vient en aide à sa cousine Élisabeth qui, dans un âge avancé, va bientôt mettre au monde Jean Baptiste, le précurseur du Christ. À l’instant même de leur rencontre, l’enfant tressaille, rempli d’Esprit Saint, dans le sein de sa mère Élisabeth. Alors, peut-on lire dans le récit évangélique, Élisabeth […] s’écria d’une voix forte : « Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni. D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? » (v. 41-43). La réponse de Marie est la prière du Magnificat.
Les voilà sacralisées
À première vue, la scène représentée par Odilon Redon ne correspond pas exactement au récit évangélique. Il s’agirait plutôt d’une conversation entre Élisabeth et sa cousine Marie, pendant les trois mois que les deux femmes passent ensemble avant la naissance de Jean Baptiste. À gauche, Élisabeth, plus âgée, semble vouloir rassurer Marie d’un geste protecteur. Elle a les traits plus saillants, plus affirmés, et le long voile qui recouvre sa tête enveloppe également ses épaules. La jeunesse de Marie est symbolisée par une chevelure libre et blonde, des traits juvéniles et un air de soumission dans l’expression du visage. Cela pourrait laisser penser que l’artiste aborde ces figures de manière profane. Pourtant, sur un fond abstrait en camaïeux de bleus allant du lapis-lazuli au lilas, quelques lignes de contour isolent les silhouettes des deux femmes dans un ovale presque parfait. Elles sont ainsi inscrites dans une mandorle comme le sont les Christ victorieux des tympans de cathédrales. Ce bleu, qui n’est pas sans rappeler les couleurs de la Vierge, se détache d’un fond presque intégralement recouvert de peinture métallique dorée, à l’image des icônes byzantines, dessinant de surcroît une auréole dorée au-dessus de Marie et d’Élisabeth. Les voilà donc sacralisées. D’inspiration laïque, sans référence explicite aux textes sacrés, la scène, à mieux y regarder, traduit l’instant où le divin, secrètement, se manifeste dans la plus simple humanité.
Rien n’est impossible à Dieu
C’est là qu’est perceptible la fine pointe du sujet : Dieu a pris chair en Marie, qui ne connaissait point d’homme, et Jean Baptiste l’annoncera bientôt, lui dont la mère, trop âgée pour enfanter, était de surcroît stérile. C’est une preuve pour Marie, qu’Élisabeth confirme de sa main droite : « Oui, pour moi aussi, la toute-puissance de Dieu s’est manifestée. » Nous sommes ainsi projetés au cœur du grand mystère de la foi, « car rien n’est impossible à Dieu » (v. 37). La rencontre du Dieu incarné est tressaillement d’allégresse dans le sein d’Élisabeth devenu fécond, elle éclate en chant d’action de grâce dans le cœur de Marie : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! » (v. 46-47).
Sous l’apparence presque banale d’une scène de la vie domestique, Odilon Redon restitue la réalité du mystère, en ménageant plusieurs niveaux de lecture. Sa fabuleuse créativité de pastelliste puise dans toutes les ressources de la couleur. Le rose éteint de la robe de Marie dialogue avec l’orange cuit qui drape Élisabeth, assourdi par la teinte plus douce de son voile, associant les couleurs dans une harmonie intense et subtile sur le fond bleu. Elles expriment, si besoin était, la suprématie du coloris dans l’œuvre de Redon. Les mains enlacées traduisent le destin commun de ces deux femmes visitées par l’Esprit Saint pour le salut de l’humanité. L’artiste les statufie presque dans cette niche improbable d’où elles semblent vouloir sortir en franchissant la première marche. C’est un moyen visuel d’introduire cet instant fugace dans une dimension d’éternité. Tandis que le cou incliné de la Vierge évoque une phrase du Magnificat qui jaillit de son cœur à cet instant de grâce : « Il s’est penché sur son humble servante ; désormais tous les âges me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom ! » (v. 48-49).
Mélina de Courcy
Professeur d’histoire de l’art au collège des Bernardins.
La Visitation (vers 1895), Odilon Redon (1840-1916), Paris, musée d’Orsay. © RMN/GP / Hervé Lewandowski
Additional art commentaries