Judas tenant une corde et une bourse (vers 1890), Mauro Benini
Beauté d’ange. Il est indéniablement beau. Presque christique. Sa longue chevelure parfumée fait chavirer le cœur des femmes. Il est grand. Longue stature, ombre confiante, épaule rassurante. Les muscles saillent sous la peau du bras qui le soutient. Le vêtement est de guenille et les pieds nus poudrés de la terre de la route, mais qu’importe, l’homme est fort. Fort comme ce poing de richesse qui tient une bourse gonflée. Il est riche. Beau et riche. Quel parti ! On imagine une Samaritaine lui offrant la fraîcheur de son eau.
« L’un de vous va me livrer »
Presque christique. Mais le presque a le goût de clous et d’épines. Il ne supporterait probablement pas en cet instant que quiconque lui parle, pas même la plus belle des femmes de Samarie. Il chancelle. Il étouffe. Le goût de métal envahit sa bouche. Il n’est pas même un meurtrier. Juste un facilitateur. Celui qui a dit que là, dans le jardin de silence et d’oliviers, un agneau peut être enlevé pour être immolé. Il n’a rien fait. Rien fait du tout. Il a juste dit. Quelques mots qui s’échappent à mi-voix. Et il s’est tapi derrière les boucliers dorés par les flammes des torches dans la nuit. L’Agneau ne s’est pas dérobé. Il avait imaginé qu’il tenterait de fuir loin des bourreaux rameutés. Mais l’Agneau ne s’est pas dérobé. Quand Pierre s’est emporté, il a senti en lui la même pulsion, il aurait pu saisir une lance et renverser le rapt. Mais l’Agneau a tout arrêté. Il a guéri et s’est donné. C’est à cet instant-là qu’il a su. Su qu’il avait commis l’innommable. L’amour qu’on assassine. C’est là. À cette seconde. Que sa faute est devenue irréparable. Qu’elle témoignerait pour toujours de la part du mal. Cette part qui lui valait un sac de trente pièces d’argent. Le prix dérisoire de l’amour infini.
L’un des Douze
Il l’avait suivi pourtant. Il avait tout vu. Les miracles, les guérisons, les hommes et les femmes rendus à la joie et à la vie. Les multiplications. Le pain donné la veille. Un pain au goût d’éternité. Et ce sentiment fou quand le maître s’était abaissé pour laver ses pauvres pieds. Ce renversement, cette valse du bien et du mal. Ce vertige. Il avait failli reculer, mais tout avait été prévu. Et puis l’Agneau savait. Pendant le repas, il déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous va me livrer » (Mt 26, 21). C’était écrit ! La négociation est en route, la fortune proche. Il n’aurait aucune autre occasion de gagner autant, lui, le tenancier habile des cordons de la bourse. Les petites fraudes n’auraient jamais autant d’éclat ni d’efficacité. Et puis la richesse, la richesse, enfin ! Des femmes, du vin, des velours, peut-être du brocard, du faste. La vie, enfin ! De fait, la bourse pèse une tonne. Non d’or, mais de poison amer. Il la serre maintenant, mais de rage. Il a même essayé de la rendre ! Mais on ne la lui a pas reprise. Parce que le choix est fait, parce que le mal est fait. Il n’est plus possible de revenir en arrière. Il bouillonne. Il voudrait leur jeter ces pièces maudites au visage. Il a vu l’Agneau partir à l’abattoir et il ne peut plus rien faire. C’est lui qui a donné la mort, qui l’a transmise par un baiser empoisonné. Quel signe ironique ! Embrasser pour tuer. L’amour moqué pour mieux être tué. Il le comprend maintenant. Il voit son infamie. Ses yeux se révulsent à la vue de sa propre âme. Son œil droit brille comme un dard. L’appât du gain, la soif de puissance, de destruction, l’envie… Il a tout perdu et plus encore. À cause de lui, dans quelques heures, le salut du monde pendra en charpie au bois d’une croix.
Ite missa est
Alors son bras se crispe sur la corde. Il n’y a plus que cela. S’éteindre pour éteindre la souffrance. S’annihiler parce qu’on a annihilé. Dans un champ de malheur, jeter les pièces comme si on les jetait au visage du sort. Faire le nœud, bien serré, avec la corde râpeuse comme sa gorge sèche qui n’a plus de mot. Hurler « pardon, pardon » dans le silence rougeoyant de ses entrailles. Mais plus rien n’a de sens, la faute est trop grande. Il ne peut même plus aller implorer sa rédemption, car l’Agneau baigne déjà dans le sang du martyre. C’est fini. Il tombe, lourd, mat. Il étouffe de cette vie si mal employée qui le quitte. L’iconographie aimera à le représenter toutes entrailles béantes, pour que l’infamie soit complète. Il en fallut un, pour être la métaphore de tous les autres.
Fleur Nabert
Sculpteur. Réalise également du mobilier liturgique. Ecrit sur l’art dans plusieurs revues dont Magnificat.
Judas tenant une corde et une bourse (v. 1890), Mauro Benini (1856-1915), Los Angeles County Museum of Art, Cal, USA. Photo : Domaine public
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